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LES FANTOMES DU CREPUSCULE
par Ngoc-Thu Flament

           Saigon 1954.
           A l’aube de ma vie, les fantômes sont apparus ce jour de première averse de l’année 1954. J’avais alors quatre ans et je ne les reconnaissais pas encore.
           Chu-ba, le frère de père, venait d’arriver de province pour nous apporter la collecte des fermages. Tout arrondi de corps et de visage, sans être corpulent pour autant, Chu-Ba ressemblait à un de ces galets polis par tous les vents et les tempêtes que le ciel déversait sur la terre. Les chocs, les incidents semblaient glisser sur lui sans laisser de marques saillantes. Le sourire immuable, il venait présenter ses comptes à Père, deux fois par an. A chacune de ses visites, je l’accueillais toujours avec fortes effusions de joie ; Et à chaque fois, il m’apportait toujours un nouveau jouet : un petit lit de poupée, une table ou une chaise miniature, en bois, taillés de ses propres mains. Car Chu-Ba vivait à la campagne et travaillait de ses mains autant que de sa tête : il gérait les biens de Père. Mais ce dernier n’aimait que peu son frère qu’il traitait de « campagnard ».
           Père m’avait envoyée d’un ton sec dans ma chambre, après que j’eus pris possession de mon nouveau cadeau, un petit chien en bois verni.
           Dans le patio, l’orphelin Hun courait sous la pluie avec les deux enfants de la cuisinière.
           D’un geste rapide, j’enlevai ma robe, et en slip, je montai sur le bureau de ma sœur pour enjamber le rebord de la fenêtre.
           Xuân me retint par le bras :
- Tu sais bien que père nous interdit de jouer avec les domestiques, me dit-elle.
- Il n’en saura rien ! Il est en train de discuter avec Chu-Ba ! répondis-je.
           Et je sautai dans le patio sans plus me retourner. L’eau giclait en une myriade de gouttelettes sur ma peau.
           Pendant toute la période de sécheresse qui avait précédé ce jour, l’eau de niveau trop faible ne pouvait pas alimenter nos robinets et encore moins notre douche. Il fallait pour vivre, puiser l’eau du réservoir avec parcimonie. Cette première averse de la saison était un enchantement pour les enfants.
           Je courus m’installer sous la gouttière qui débordait à grande trombe. L’eau sentait la vase, ou le soufre, ou je ne sais quelle odeur bizarre, mais je l’aimais bien.
           Je restai là, les yeux fermés, écoutant les bousculades des autres enfants, leurs cris d’excitation étouffés par la pluie torrentielle qui s’abattait sur le sol. Au loin, le tonnerre roulait quelques dix secondes avant d’éclater, suivi d’un autre beaucoup plus proche.
- Ca suffit ! claqua une voix par delà le tumulte.
           Je me retournai prise d’effroi. Père se tenait debout dans l’embrasure de la porte de séjour, fronçant ses sourcils. Hun, l’orphelin, recula vers le mur derrière lui, attendant les coups. Mais pour l’atteindre, il aurait fallu traverser le patio sous la pluie. Père le foudroya du regard quelques secondes, puis se tournant vers moi, il lança d’une voix menaçante :
- Ca suffit comme ça ! Vas te rhabiller !
           La porte se referma avec violence, et père disparut.
           J’hésitai un moment sur le chemin à prendre pour retourner dans ma chambre : passer normalement par le séjour et affronter de nouveau le courroux paternel, ou bien rentrer par la fenêtre. Je choisis la deuxième solution. Prenant mon élan, je sautai pour prendre appui des deux mains sur le rebord de la fenêtre, et aidée de Hun, je basculai de l’autre côté du mur, sur le bureau de Xuân.
- Tu n’es pas bien ! me reprocha Xuân, tamponnant avec un papier buvard, les flaques d’eau sur son meuble. Tu as mouillé mes cahiers.
           Je ne prêtai aucune attention à ses lamentations. Xuân n’était pas du genre à aller moucharder mes bêtises et je n’avais rien à craindre.
           Père m’avait ordonné de me rhabiller, mais l’eau était encore si fraîche sur ma peau. Je décidai de ne pas obéir, mais sans prendre trop de risque : j’entrouvris tout doucement la porte de ma chambre et je surveillai les allées et venues de Père.

           Dans le séjour, l’atmosphère était tendue. Assis dans son fauteuil préféré, face à Chu-Ba, père gardait les deux sourcils froncés en un V presque continu. Depuis des années, à chaque confrontation entre les deux frères, les mêmes mots revenaient : la sécheresse qui tuait tous les plants de riz, la mousson qui noyait toutes les récoltes, et surtout la guerre, la guerre qui chassait les paysans de leurs terres.
           Père tempêtait toujours contre le monde entier et c’était tout juste s’il n’insultait pas aussi son frère cadet. En général, Chu-Ba ne répondait pas aux reproches de son aîné. Ils menaient des vies tellement différentes. Dans quels termes pouvait-il bien expliquer la misère des paysans à ce propriétaire fermé à toute compassion ? D’habitude, il se contentait de déployer un sourire comme on ouvrait un parapluie sous l’averse. Mais ce jour là, Chu-Ba manifestait une irritation presque apparente, parce que l’avenir lui semblait encore plus noir qu’auparavant.
- Tu n’es qu’un provincial! lança père à l’encontre de son frère. Le gouvernement français engage en ce moment même des pourparlers avec Ho-Chi-Minh à Genève.
- Je le sais, répondit Chu-Ba.
- Et alors ? Pourquoi ce pessimisme ?
- Je ne sais pas. L’intuition, sans doute.
           Chu-Ba soupira, n’osant pas exprimer le fond de sa pensée. Alors que les nationalistes se battaient pour l’indépendance du Viêt-nam, comment pouvait-il avouer qu’il redoutait le départ des Français, sans paraître un attardé mental ou un traître à la patrie ? Sans doute, n’était-il qu’un provincial imbécile comme disait Père. Il ignorait tout du patriotisme, du nationalisme ou autre. Il n’était qu’un élément de la nature, un homme cherchant à vivre en accord avec les principes d’humanisme que lui avaient transmis ses ancêtres. Il ne s’inquiétait guère des problèmes de frontières du Viêt-nam, mais seulement des changements qui allaient survenir. Qu’est-ce que c’est l’indépendance, au fond ?
           Chu-Ba soupira encore avant de répondre :
- Nous aurons certainement l’indépendance, mais il faudra des années et des années avant que le nouveau gouvernement arrive à maîtriser tous les marchés d’exportation du riz et des céréales.
- Balivernes ! pesta Père. Avec cette maudite guerre, nous n’avons rien pu tirer de nos terres depuis des années déjà. Ce n’est pas demain que nous arriverons à produire tout d’un coup suffisamment de quoi exporter.
- C’est vrai ! reconnut Chu-Ba.
- Et alors ? Cela ne peut pas être pire de toute façon. Cela ne peut que s’améliorer.
           Père contenait mal sa colère. Il scrutait le ciel gris, attendant la fin de l’averse pour congédier ce rapporteur de mauvaises nouvelles : la récolte était misérable, la situation économique était déplorable et l’avenir incertain. L’inquiétude de Chu-Ba, d’ordinaire si calme, le gagnait.
           Père se leva soudain de son fauteuil et se dirigea vers le grand buffet en acajou. Extirpant du tiroir central une petite boîte métallique, il en sortit plusieurs dragées roses qu’il avala en une seule fois, sans eau.
- Est-ce que tu as vraiment besoin de cela ? intervint Maman qui n’avait pas élevé la voix jusque là.
- J’ai mal à la tête, riposta père avec violence.
           Maman ne répondit pas. Elle avait renoncé depuis longtemps à discuter avec père sur beaucoup de sujets. Elle savait par expérience, ce qui allait se passer après le départ de Chu-Ba. Celui-ci apportait les revenus des récoltes et des exportations à Père, deux fois par an. Et après chaque entrée d’argent, Père allait passer plusieurs nuits d’affilée dans les salles de jeux de Hong-Ban, claquant son argent au baccara et à la roulette. On aurait pu croire qu’il changerait ses habitudes avec la récession ; mais pas du tout ! Moins il y avait de l’argent et plus il jouait. Que de fois, Maman l’avait supplié d’arrêter. Elle l’avait menacé de le quitter ; elle avait pleuré, crié ; Mais rien ne pouvait changer père.
           « J’essaie de gagner un peu d’argent pour vous faire vivre mieux ! » disait-il. Mais il perdait plus qu’il n’en gagnait ; alors, il se mettait à perdre le sommeil aussi ; et il prenait des somnifères pour dormir. Il devenait de plus en plus violent ; et il absorbait des drogues pour se calmer.

           Aussi soudain qu’elle était arrivée, la pluie s’était arrêtée de tomber.
           Père se leva de son fauteuil et s’excusa auprès de son frère :
- Je sors ce soir ! Mais tu peux rester dormir chez nous si tu veux !
           Ce n’était qu’une formule de politesse, bien sûr ; car si le respect familial restait de rigueur, les deux frères connaissaient leurs sentiments réciproques.
           Sortant de sa torpeur, Chu-Ba quitta son siège douillet, comme à regret.
- Non, merci ! dit-il. J’ai retenu une chambre à l’hôtel Dai-Viet.
           Il enfila son imperméable, et père le raccompagna jusqu’à la porte.

           Maman était restée debout dans le séjour, les traits crispés. Lorsque père revint, elle lui dit :
- Ne t’inquiète pas si tu ne me trouves pas à la maison, à ton retour. Je sors.
- Et tu sors où ? demanda père.
- Je vais danser.
- Toute seule ? Tu vas aller au dancing toute seule ?
- Et pourquoi pas ? Toi, tu vas bien au casino tout seul.
- Les femmes ne sortent pas seules, le soir ! lança père, les mâchoires serrées.
           Mais Maman s’était déjà retirée dans sa chambre. Car si Père régnait en maître absolu sur toute la maisonnée, il n’avait jamais eu d’emprise sur Maman. Réprimant sa colère, il partit avec sa traction-avant sans plus de commentaires.

           Ce soir là, pendant que Père suait à la table de baccara, pendant que Maman tournoyait dans les bras d’un chinois grand et gras, une nouvelle page de l’histoire venait de commencer :
           Les accords de Genève étaient signés, partageant le Viêt-nam en deux blocs de part et d’autre du 17ème parallèle. Dans le sud du pays, l’empereur Bao-Dai restait le chef de l’état, et Ngô Dinh Diêm était nommé Premier ministre.

          

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